Un peu d'histoire...
« la mise au point de la technique des marais salants est antérieure au IXe siècle, époque des premiers témoignages écrits révélés par le Cartulaire de Redon puis par la Vie de Saint-Aubin au XIe siècle stipulant que la région guérandaise tire sa prospérité et son renom de l'extraction et du commerce du sel marin.(...) La technique des salines du bassin de Batz-Guérande repose sur des bases qui en font l'un des plus anciens agro-systèmes maritimes de tout le littoral atlantique français (...) » (In : Bretagne des marais salants. T.1, 2000 ans d'histoire / Gildas BURON. - Skol Vreizh, 2001. pp.31-32)
Au cours du 19ème siècle, l'activité humaine sur les marais connaît une forte déprise, parallèlement à l'essor des mines de sel et du sel marin de Méditerranée, et à l' amélioration du transport par voie terrestre. L'apparition du réfrigérateur au 20ème siècle entraîne une baisse de l'utilisation du sel pour la conservation des aliments. La production salicole des marais de Guérande et du Mès a repris significativement depuis les années 1990.
Les premiers écrits concernant l’activité salicole à Mesquer remonte au XIVème siècle. On recensait 3250 œillets exploités en 1801 à Mesquer. Aujourd’hui, la technique utilisée pour récolter sel et fleur de sel reste la même que celle mise en place par par les paludiers il y a des siècles. Aux alentours de 1970, des hommes et des femmes conscients que le bassin salicole de la baie de Mesquer participait à l’équilibre écologique de cette zone marécageuse, qui met en communication le Parc naturel régional de Brière et l’Océan Atlantique, mirent tout en œuvre pour le renouveau des Marais.
Aujourd’hui, le bassin du Mès à Mesquer compte environ 410 œillets exploités par plus d'une dizaine de paludiers et paludières (il y a une vingtaine d’années, seulement 80 œillets étaient en exploitation).
La pression foncière est forte aujourd’hui et oblige les paludiers à remettre en état des salines en friche pour pouvoir installer leur activité. Ce sera mon cas pour ce projet.
La saline de Keroman: renaissance d'un marais
Tout d’abord, il a fallu se rendre sur place et faire un état des lieux général de la saline, son emplacement, son accès, son aspect, l’état de l’argile en effectuant sondages et carottages divers … se renseigner aussi sur son histoire, pour en apprendre un peu plus sur ses caractéristiques.
Après avoir été conseillée par d’anciens paludiers et puisqu’il est apparu que l’argile était plutôt de bonne qualité, je décide de me lancer, malgré mon inexpérience totale en la matière.
Il m’arrive d’avoir le vertige quand je contemple la saline complètement à plat dans l’attente du premier coup de boyette !
Grâce aux conseils et à l’aide de collègues paludiers, d’un maître de stage, de ma pelle et de beaucoup d’enthousiasme, le chantier a bien progressé et m’a permis de récolter mon premier sel dès l’été 2019 avec une grande émotion.
Témoignage : « Je me suis replongé dans les actes notariés et bien sûr j'y ai trouvé des erreurs sur les noms des salines, enfin ce n'est pas grave. Donc cette saline s'appelle bien saline de Keroman. Elle comporte 28 œillets, elle a été achetée par mon grand-père Théophile Coquard en mars 1957 aux époux Thual. Théophile est décédé en janvier 1969. La saline a dû être exploitée en 1969 et peut-être 1970 par mon père Émile Poitevin marié à Jeanne Coquard fille unique de Théophile et Louise Anézo. Après je n'ai pas trop d'idées car j'ai commencé ma carrière militaire et je me suis éloigné de Mesquer pas mal de temps. J'ai profité d'une donation de ma mère en 2014, un peu avant son décès en 2015. Traditionnellement, on appelait les salines surtout par le nombre d'œillets qu'elles contenaient, ainsi la saline de Keroman c'était souvent "les 28" voire "les 24" car il n'y avait que 24 œillets exploités du temps du grand-père mais il y avait risque de confusion avec la saline de Botelo qui ne comporte que 24 œillets... La grande saline de Ker Loi exploitée par mon père c'était "les 36", même s'il n'en exploitait que 24, j'espère que tu me suis... :-) Je te joins 2 images issues de cartes postales avec une définition à peu près imprimable, la première avec la saline de Botelo et un petit peu de celle de Keroman avec tous ses œillets exploités donc entre 58 et 62... La deuxième est spécifique de la saline de Keroman car on y voit bien le "rond-point" au bout du délivre 1 que l'on devine sur la photo IGN de 1962... Voilà tout ce que je peux te dire, si tu as d’autres questions n'hésite pas... »
Roger POITEVIN (propriétaire)
Le « marais rond », une appellation complètement incontrôlée...
Lors de mes premières visites au marais, de mes recherches et arpentages dans le secteur, on m'a toujours parlé du « marais rond » pour désigner la saline où j'ai finalement choisi de m'installer.
La remise en état commence, les premières récoltes arrivent... il est temps de réfléchir à une étiquette pour les petits paquets de sel que je mets en vente. Et « le marais rond », me vient tout simplement à l'esprit...
… et tout va ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes... jusqu'au jour où, oh stupeur, tandis que je vendais mon sel sur le marché estival de Kercabellec, une dame, dont je ne connaissais pas encore le visage, m'interpelle. Il s'agit en fait de Jocelyne Le Borgne, historienne locale, qui me dit que, d'après ses recherches toponymiques, le marais ne s'appelle pas du tout comme ça, mais plutôt « Le Froudic », ou « Froudy » (« torrent », « cascade », « courant », « jaillissement » en breton) !
Et elle me fait suivre des articles et documents d'archives à ce sujet, voir documents PDF ici >
C'est alors que l'enquête commence …
J'interroge tout d'abord Roger Poitevin, le propriétaire de la saline :
« Personnellement, la première fois que j'ai entendu parler du "marais rond" c'est quand tu as repris la saline, jamais entendu mon père ou mon grand-père utiliser ce nom là, mais l'idée me plait bien puisque vu de dessus c'est à peu près circulaire... Avant les salines étaient le plus souvent appelées par le nombre d'œillets, "les 28" pour la mienne, "les 36" pour celle de mon père, saline de Ker Loi 1, la saline de Ker Loi 2 "les 23", étant celle de Monique. Le nom qui se rapproche le plus du Froudic c'est le Froidy ou Freddy qui ne représentait pour nous que la partie sud-ouest de l'ensemble avec la saline à Georges (saline du Froidy, plus communément "les 21 à Juhel", du nom de l'ancien propriétaire) et celle partagée entre Monique et Johann (les 27), les deux au sud de l'étier, (AC 438 et 441 plus les dépendances, cobier, vasières etc...) il y avait même une petite mare d'eau douce dessous les jardins (en mesquérais on appelle ça un "bouillon") et les vaches venaient y boire quand elles étaient en pâture sur le marais, je m'en souviens très bien. La saline de Botello (orthographe simplifiée "moderne" :-) c'était uniquement "les 24" exploitée par Laurent Belloche maintenant, je n'ai jamais vu sa "petite saline" en service mais elle est répertoriée sur le cadastre. Le grand étier n'est jamais que "l'estuaire" du Bidoué, le ruisseau qui serpente en bas de Mesquer à partir de la fontaine de Saint-Gobrien. Quant à Keroman ou Keraumont suivant les écritures, ça vient surtout du nom du lavoir et de la fontaine attenante, qui servait à remplir le dit lavoir...
La salorge de Kergaillaud était juste à côté de chez mes parents et a été démolie quand ils ont acheté le terrain. Il y avait une forte épaisseur de sable rapporté là, pour faciliter le drainage du sel stocké, car la terre est plutôt argileuse à cet endroit... Voilà ce que je peux dire pour l'instant... Roger"
Roger contacte alors à son tour Hubert Chémereau, du musée de Saillé, qui, à son tour, pose la question à Gildas Buron, du musée des marais salants dans le bourg de Batz :
« La grande originalité paysagère du bassin salicole guérandais réside dans le polymorphisme des salines. Certaines présentent certes des contours réguliers mais en règle générale il est rare qu’elles s’inscrivent dans une forme géométrique parfaite. Mises en place au gré des concessions ducales ou seigneuriales, leur tracé a été contraint d’épouser d’anciennes limites territoriales intangibles et de suivre le cours des étiers qui les délimitaient. Toutefois, depuis le Haut Moyen Âge, une distinction est établie entre, des salines “rondes” (cf. Salina Cron signalée en 866 sur le territoire de Batz (CR, ch. 118, pp. 74-75), salines très approximativement aussi longues que larges ou de forme elliptique qui occupent le territoire sans plan d’orientation décelable, dont le nom est déterminé par l’épithète “rond” ou son équivalent breton krenn ; des salines plus oblongues, mais “courbes”, krommell ou kamm en breton (cf. Salina Cham aussi sur le territoire de Batz en 861 (CR, ch. 84, p. 64) ) ; et des salines rectilignes ou “longues”, ou hir.
1. 1 - Krenn
Le breton krenn, est actuellement représenté dans :
- Lancrain saline déjà mentionnée, Sallinne Lan Cran en 1540 (ADLA, B 1465, 9 mai 1540), Salline de Lancren en 1493 (ADLA, B 1465, 20 mai 1493), Salline Cren en 1471 (ADLA, B 751, 29 mai 1471), Salline Lencran en 1452 (ADLA, B 1489, (A) 1452, f° 28, r°).
- Petite Saline Grain (Cad. La Turb., Section S, feuille n° 1 [1819], n° 206-216), Saline Grain en 1786 (ADLA, 47 J 28, 6 novembre 1786, f° 49), Salline Gren en 1679 (ADLA, B 1503, avril 1679, f° 929, r°), Salline Gran (ADLA, B 1473, août 1572, f° 31, v°).
- Saline Grain (Cad. La Turb., Section S, feuille n° 1 [1819], n° 329-330), Salline Gren en 1679 (ADLA, B 1503, avril 1679, f° 934, r°), Salline Gren en 1629 (ADLA, H 4, 22 mai 1629), Saline Ronde en 1474 (ADLA, B 767, 28 juillet 1474).
De mémoire, je n’ai rien repéré du genre sur les salines de la baie de Mesquer, mais encore une fois, je ne suis pas surpris d’une telle dénomination, puisque le qualificatif est récurrent. Par ailleurs, la baie de Mesquer ne manque de noms de salines d’expression bretonne. À l’image des salines du bassin de Guérande, les noms des salines de la baie de Mesquer ont été formés en breton (cf. Botelo (breton botell “botte (de paille)”), Corniquelle, Clostrobier, Cohigué, Le Froudy (breton froud “courant d’eau rapide”), Le Nouie (Nauic, Nauuic, Neuuic en 1678-1679), Le Piemont (breton Penn Mont “bout du mont”), Poulerno...), en roman (français ou en gallo). Au fil des siècles, la plupart des noms a évolué rendant les formes actuelles inintelligibles. Qui soupçonnerait que Siégemont alias Boisjolan, Sigermont en 1679, est un composé hybride issu du breton *sij er meut, littéralement le “siège du mouton”, désignation reconstituée d’après les occurrences siege au Meust de 1540 et siege Moult de 1680 ? Cette désignation est particulièrement intéressante car elle atteste de l’emploi du substantif breton sich, localement *sij “siège” appliqué à un “poste d’embarquement des sels” ; sens qui devait être encore usuel chez les paludiers brittophones de Batz du XIXe siècle. Dans le même ordre idée, la référence à une « bondre qui conduict du Caillic aud. estier » de Mesquer en 1600 donne à connaître la forme locale du breton kae “quai”, substantif tiré du celtique de l’antiquité cagio également connu avec la valeur de “haie”, “enclos” dont provient celui de “quai”. Le diminutif moyen breton Caillic (moderne *kailhig) préserve une finale diphtonguée qui dénonce une parenté ou un emprunt au français régional cail “levée de terre ou de pierre, palissade de pieux le long d’une berge” tiré du gaulois cagio de même sens. »
Bon, tout cela n'est pas simple !.. et il semblerait en effet que le « marais rond » soit davantage un nom d'usage pour les collectivités locales et les paludiers qui ont travaillé plus récemment dans ce secteur. A moins que cela ne leur soit crié depuis le ciel par les oiseaux ?
Mais, trop tard, les étiquettes sont faites et puis surtout, je les aime beaucoup (un grand merci à Elodie et à Philippe) !! Et c'est aussi comme ça que j'ai pensé ou rêvé à mon marais depuis le début.
Alors, le « marais rond », pour moi, restera : nom d'orginie complètement incontrôlée, petit surnom affectueux... même si le « sel du cachalot » (« ce sel a caressé le dos des cachalots »), ça serait bien rigolo : il faut que j'en parle à François Sarrano !
Photos de travaux de remise en état du Marais Rond: